



À la fin de l’année 2023, l’Union européenne a publié son douzième train de sanctions en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie – et à l’heure où nous publions ces lignes, un treizième train de sanctions est considéré comme imminent. Mais quelle est l’efficacité de ces sanctions ? Et quelle est la marge de manœuvre dont disposent les États membres – et qu’ils utilisent – dans leur mise en œuvre ? Julien Nava, Arthur Etronnier et Raphael Barazza explorent le terrain.
L’adoption récente de la douzième série de mesures restrictives1 à l’encontre de la Russie2 relance le débat sur la mesure dans laquelle les sanctions peuvent influencer l’issue d’un conflit qui a récemment marqué son deuxième et sinistre anniversaire. Elle attire également l’attention sur la mise en œuvre des sanctions par les 27 États membres de l’UE et sur le rôle joué par les autorités nationales compétentes.
Les États membres jouent un rôle
jouent un rôle à deux niveaux :
D’une part, par l’intermédiaire de leurs autorités nationales compétentes, ils accordent des exemptions aux opérateurs économiques qui souhaitent exporter ou importer des biens normalement interdits ; d’autre part, ils conservent un pouvoir discrétionnaire important en ce qui concerne les sanctions qu’ils peuvent imposer pour punir les violations des sanctions.

Dès lors que la demande d’exonération est adressée à l’autorité de l’Etat dans lequel le bien est situé, rien n’empêcherait alors un opérateur d’effectuer un transfert intracommunautaire vers un Etat membre [plus clément].
Dès lors que la demande d’exonération est adressée à l’autorité de l’Etat dans lequel le bien est situé, rien n’empêcherait alors un opérateur d’effectuer un transfert intracommunautaire vers un Etat membre [plus clément].
Ces deux rôles illustrent l’autonomie dont jouissent les États membres dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (« PESC ») pour mettre en œuvre les mesures restrictives qu’ils jugent appropriées.
1. Autonomie dans l’octroi de dérogations aux mesures restrictives
Un exemple d’actualité, celui de l’exportation de biens utilisables dans le secteur spatial, illustre mieux l’effet de ce pouvoir d’appréciation :
Dans le cadre du régime adopté à l’encontre de la Russie prévu par le règlement (UE) 833/20143, cette restriction est contenue dans l’article 3 (c) § 1 qui dispose : » Il est interdit de vendre, de fournir, de transférer ou d’exporter, directement ou indirectement, des biens et des technologies adaptés à une utilisation dans l’aviation ou l’industrie spatiale « . Parallèlement, le paragraphe 6 (a) de l’article 3 (c) établit un certain nombre d’exemptions4 pour des raisons différentes, mais dont la formulation révèle la grande marge de manœuvre laissée aux autorités nationales compétentes.
Ces dérogations sont formulées comme suit : Par dérogation aux paragraphes 1 et 4, les autorités compétentes peuvent autoriser, aux conditions qu’elles jugent appropriées [c’est nous qui soulignons], la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation des biens énumérés […] ».
Le fait que les autorités nationales puissent accorder de telles dérogations peut avoir pour conséquence qu’une autorité d’un Etat membre accorde une licence d’exportation d’un produit qui serait refusée par l’autorité d’un autre Etat membre – puisque chacun considère différemment le champ d’application de l’exemption. Dans ce contexte, étant donné que les demandes de dérogation sont adressées à l’autorité de l’Etat dans lequel le bien est situé, rien n’empêcherait alors un opérateur – par le biais de la libre circulation – d’effectuer un transfert intracommunautaire vers un Etat membre où l’autorité compétente a fait preuve d’une appréciation plus souple de la dérogation envisagée. L’opérateur pourrait alors réaliser l’exportation souhaitée à partir de ce dernier Etat membre sans risquer de tomber sous le coup des mesures anti-contournement5 ; son activité s’apparenterait plutôt au concept de forum shopping, qui ne semble pas être interdit par les mesures restrictives.
Enfin, il convient de noter que cette application inégale des mesures restrictives ne peut être résolue par un recours devant la Cour de justice des Communautés européennes, car cette dernière n’est pas compétente pour statuer sur les questions relatives à la PESC6.
Des mesures pour des mesures ?
Comme nous l’avons indiqué, le pouvoir discrétionnaire accordé aux États membres en ce qui concerne l’imposition de sanctions en cas d’infraction se traduit également par des divergences d’approche importantes.
2. Autonomie dans l’imposition de sanctions en cas de violation des mesures restrictives
L’article 8 du règlement (UE) 833/2014 prévoit que :
« Les États membres déterminent le régime des sanctions, y compris, le cas échéant, des sanctions pénales, applicables aux violations des dispositions du présent règlement et prennent toutes les mesures nécessaires pour assurer la mise en œuvre de celles-ci. Les sanctions prévues doivent être effectives, proportionnées et dissuasives. Les États membres prévoient également des mesures appropriées de confiscation du produit de ces infractions« .
Cette disposition (présente dans tous les régimes de sanctions de l’UE) démontre la difficulté de mettre en œuvre des mesures restrictives. Par exemple, la loi estonienne sur la violation des mesures restrictives prévoit une amende de 1 200 euros pour une personne physique ou de 400 000 euros pour une personne morale, ainsi qu’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans8.
La même infraction est punie en France, en vertu de l’article 459 du code des douanes, d’une amende égale au moins au montant, et au plus au double du montant, auquel se rapporte l’infraction ou la tentative d’infraction pour les personnes physiques, ou à 1 000 000 € pour les personnes morales.9 Le code prévoit également une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans et la confiscation des biens, y compris du corps du délit, des moyens de transport utilisés pour l’exécution de l’infraction, et des biens et avoirs qui sont les produits directs ou indirects de sa commission.
Il est clair que de telles divergences, dans les deux cas, pourraient donner lieu à la tentation de s’installer dans des juridictions considérées comme plus « complaisantes », à la fois dans leur interprétation de la législation sur les sanctions et dans son application. Ces divergences révèlent aussi clairement les problèmes sous-jacents de la PESC10 qui, en tant que politique intergouvernementale – ne relevant ni d’une compétence exclusive ni d’une compétence partagée – tente de concilier la souveraineté des États membres et les intérêts de l’Union.11
LIENS ET NOTES
- Terme préféré à « sanctions internationales » car c’est le terme consacré par le titre IV de la cinquième partie du TFUE relative à l’action extérieure de l’Union.
- Council Regulation (EU) 2023/2875 of 18 December 2023 contenant 147 nouvelles mesures de gel.
- OJ L 229, of 31.07.2014 (consolidated version)
- Par exemple, l’article 3 (c) prévoit des exemptions pour les substances nécessaires à la production de biens en titane lorsque cela est nécessaire pour éviter les collisions entre satellites, ou pour des raisons humanitaires, médicales ou pharmaceutiques…
- Voir Article 12 of Regulation 833/2014: « Il est interdit de participer, sciemment et intentionnellement, à des activités ayant pour objet ou pour effet de contourner les interdictions prévues par le présent règlement. »
- Cf. article 24 du traité sur l’Union européenne § 1, deuxième partie : « La Cour de justice de l’Union européenne n’est pas compétente pour connaître de ces dispositions, à l’exception de sa compétence pour contrôler le respect de l’article 40 du présent traité et pour contrôler la légalité de certaines décisions conformément à l’article 275, deuxième alinéa, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
- Réseau pour les enquêtes et les poursuites concernant les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, ‘Prosecution of sanctions (restrictive measures) violations in national jurisdictions: a comparative analysis’, December 2021
- § 35 of the International Sanctions Act, available at: www.riigiteataja.ee/en/eli/ee/Riigikogu/act/528072023008/consolide.
- Cf. Article 131-38 of the Penal Code, auquel Article 459 of the Customs Code refers.
- NB : les institutions de l’Union semblent s’être appropriées cette situation en adoptant une décision visant à identifier la violation des mesures restrictives de l’Union comme un domaine de criminalité répondant aux critères de l’article 83, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Décision (UE) 2022/2332 du Conseil du 28 novembre 2022, JO L 308 du 29 novembre 2022) ; une procédure législative ordinaire est en cours pour adopter une directive relative à la définition des infractions pénales et des sanctions applicables aux violations des mesures restrictives de l’Union (Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la définition des infractions pénales et des sanctions applicables aux violations des mesures restrictives de l’Union, 2. 12.2022 COM(2022) 684 final).
- AUVRET-FINCK J., Common Foreign and Security Policy (CFSP). – History. General provisions. – Insertion into external relations, JurisClasseur Europe Treaty – Fasc. 2600, November 18, 2020.